Les jeunes au travail, même à temps partiel, ont des droits!
Par Guy Sabourin
30 septembre 2019
Les jeunes qui occupent des emplois durant leurs études sont appréciés pour leur énergie et leur entrain, des qualités qui ne les rendent toutefois pas invincibles. Andréanne Lessard en sait quelque chose. Elle travaillait depuis cinq ans dans une épicerie à temps partiel quand, un jour, sa gérante lui a demandé de faire de la chapelure avec un vieil appareil longtemps oublié dans le placard de la boulangerie. Elle a accepté, puisque la demande venait d’une figure d’autorité, même si la machine désuète lui faisait peur. Cela a failli lui coûter sa main gauche, maintenant frappée de séquelles permanentes. Si c’était à refaire, elle écouterait son intuition et refuserait de travailler avec de l’équipement qui n’est pas sécuritaire et pour lequel elle n’a pas suivi de formation quant à son utilisation. Elle nous parle de ce qu’elle a vécu et des conséquences de son accident…
« J’ai aussi appris qu’il est important de ne pas croire que ce qu’on pense ne vaut rien sous prétexte qu’on est jeune, non professionnel, ou parce que ce n’est pas notre travail à temps complet ou notre carrière. »
Que faisais-tu au moment où un accident de travail est venu bouleverser le cours de ta vie?
Andréanne Lessard : J’ai aujourd’hui 23 ans et, au moment de l’accident, le 8 avril 2016, j’en avais 20. J’étais étudiante à l’Université de Montréal en communications et je travaillais dans une épicerie à temps partiel depuis cinq ans, un emploi nécessaire pour payer mon appartement. J’étais affectée au service à la clientèle depuis un bon moment et j’ai eu besoin de changer d’air. J’ai donc demandé à être mutée au département de la boulangerie, que j’ai choisi parce que je croyais y être en sécurité, contrairement à la charcuterie, où on devait utiliser des machines potentiellement dangereuses.
Comment l’accident s’est-il produit?
A. L. : Lors d’une journée peu occupée, ma gérante m’a demandé de préparer de la chapelure pour la première fois. La machine à chapelure est composée d’un broyeur et d’une cuve en métal devant être installés sur un gros robot mélangeur. Je devais placer des baguettes de pain préalablement séchées au four dans un cylindre métallique, et la lame de la machine, au fond de celui-ci, les réduisait en chapelure. Quand j’ai vu cette vieille machine plus ou moins oubliée, récemment sortie d’un placard, je me suis dit qu’elle devait être désuète. Je n’avais pas envie de m’en servir, mais je n’ai rien dit à ma gérante malgré mon mauvais pressentiment. Je trouvais étrange que la machine soit constamment en mouvement, même quand on ramassait la chapelure au fond de la cuve. J’ai demandé à ma gérante comment arrêter le moteur et elle m’a expliqué qu’il fallait peser sur le bouton rouge, en haut à droite, sur le robot mélangeur. Peu de temps après avoir commencé, j’ai introduit dans la machine une baguette trop molle, pas assez cuite. Elle ne passait pas dans la machine. J’ai voulu retirer la baguette du cylindre, mais ma main a plutôt été entraînée. J’ignorais à quel point la force centrifuge de l’appareil était puissante. Ma main a atteint la lame rotative du broyeur. J’ai hurlé comme je n’avais jamais hurlé de ma vie et j’ai arrêté la machine en pesant sur le bouton rouge du robot mélangeur avec ma main droite.
Avais-tu été informée de la potentielle dangerosité de cette machine et des consignes de sécurité?
A. L. : Je n’en ai jamais été officiellement informée. Il s’agissait d’un vieil appareil remis en service depuis peu de temps. Ma gérante a simplement dit que nous allions nous en servir cette journée-là. La machine n’était pas conforme aux normes de sécurité et ma gérante ne le savait pas plus que moi. Elle m’a simplement dit de ne pas m’inquiéter et m’a expliqué son fonctionnement. Je lui ai dit que je trouvais étrange qu’il n’y ait pas de bouton de mise en marche et d’arrêt sur le système comme tel.
Comment cet accident aurait-il pu être évité, selon toi?
A. L. : J’aurais tout simplement dû verbaliser à ma gérante les craintes que j’avais par rapport à l’équipement. Je ne connaissais pas mes droits en santé et sécurité au travail avant que l’accident survienne. Je voyais en ma gérante une figure d’autorité et je me suis simplement dit qu’il fallait lui faire confiance. J’ai été faussement rassurée. J’aurais pu lui dire que j’avais le droit, en tant que travailleuse, de refuser d’utiliser une machine que je ne jugeais pas sécuritaire. Je ne l’ai pas fait et c’est, à mes yeux, la seule chose à faire qui aurait pu empêcher ce triste accident.
Que conseilles-tu aux jeunes travailleurs qui occupent un emploi?
A. L. : Je leur dis premièrement d’écouter leurs craintes. Ils doivent poser des questions, tant qu’ils en ont : il n’y en a jamais trop. Ensuite, ils doivent savoir qu’ils ne sont pas invincibles, même s’ils se sentent ainsi. Les jeunes se sentent invulnérables, puissants et forts parce qu’ils ne voient pas la mort ni les accidents arriver. C’est normal de se sentir ainsi à cet âge, mais c’est à prendre avec un grain de sel. Ils doivent écouter très attentivement toutes les indications qu’on leur donne sur le fonctionnement des machines et les prendre très au sérieux. Les jeunes ont des droits en tant que travailleurs, y compris un droit de refus, et il est important de les faire valoir.
Quelles sont les conséquences de cet accident sur ta vie?
A. L. : Au moment où l’accident est arrivé, j’ai dû annuler ma session universitaire. Ce fut une décision difficile, car il ne restait que deux semaines d’examens. J’avais la main prise dans un plâtre, c’était douloureux, je n’avais pas le choix. Mon mode de vie est passé de très actif à sédentaire : couchée sur mon lit, en attendant que ça se règle. Ça a été vraiment difficile sur les plans émotif et psychologique de passer de l’action à l’inaction. Une semaine après l’accident, le premier rendez-vous médical a été très pénible. On a enlevé les pansements de ma main; c’est la première fois que je la voyais. J’ai vu des broches qui dépassaient de deux de mes doigts très enflés et recousus, j’ai appris qu’il y avait des dommages permanents aux os et que je devrais faire des exercices pour pouvoir recommencer à bouger ma main. Aujourd’hui, trois ans plus tard, j’y réfléchis encore régulièrement. Ce que je trouve le plus difficile, ce sont surtout les petites choses auxquelles on ne pense pas, comme faire ou défaire des noeuds, ouvrir des sacs qui nécessitent l’usage des deux mains, lacer des chaussures, attacher des bijoux, couper de la viande… Bref, toutes ces petites opérations quotidiennes sont devenues difficiles, mais je réussis à les faire, en général, en y mettant plus de temps. L’hiver, ma main gauche est très sensible au froid, même quand elle est bien recouverte d’une mitaine chaude. Je suis limitée dans les charges que je peux soulever. Cela étant dit, ça ne m’empêche pas de vivre. Et je me considère chanceuse d’avoir eu le réflexe d’appuyer sur le bouton rouge sinon mon bras y serait probablement passé aussi.
Qu’est-ce que cet accident t’a appris?
A. L. : D’abord, que j’étais capable de faire face à la douleur beaucoup plus que ce que je croyais. J’ai aussi appris qu’il est important de ne pas croire que ce qu’on pense ne vaut rien sous prétexte qu’on est jeune, non professionnel, ou parce que ce n’est pas notre travail à temps complet ou notre carrière. J’ai appris à prendre ma place davantage par rapport à l’emploi et dans la vie en général. Je pense qu’il n’y a pas de mauvaises questions ni de mauvaises opinions. Je suis devenue hypervigilante et je dis même à mes amis de faire attention quand ils coupent des légumes avec une méthode que je juge risquée.
Comment envisages-tu l’avenir au travail malgré ton accident?
A. L. : Ça ne me fait pas particulièrement peur. Mon domaine est la communication et je ne pense pas que ma main handicapée puisse m’empêcher de travailler. Mais, ce serait différent si j’avais étudié en chirurgie. Je me dis heureusement que je suis dans un domaine qui ne m’empêche pas d’aller de l’avant. J’ai adapté ma position sur le clavier d’ordinateur.