Quand le sentiment d’injustice freine le retour au travail
Par GUY SABOURIN
30 mai 2023
Photo : IStock
Nourrir un sentiment d’injustice après un accident du travail peut entraver le rétablissement de la victime. La littérature scientifique a d’ailleurs déjà validé ce phénomène.
« Les connaissances manquaient toutefois quant aux facteurs pouvant jouer un rôle dans l’émergence du sentiment d’injustice », indique Michael Sullivan, professeur à la Chaire de recherche du Canada en santé comportementale du Département de psychologie de l’Université McGill et auteur, avec trois collègues, de l’étude intitulée Les facteurs qui influencent l’émergence d’un sentiment d’injustice suite à un accident du travail, publiée par l’IRSST.
Cette recherche en deux temps voulait identifier les déterminants du sentiment d’injustice dans les premières semaines suivant un accident du travail chez 187 personnes ayant subi une blessure musculosquelettique invalidante au cours des trois mois précédents. L’équipe scientifique a d’abord mesuré de manière standardisée la douleur, la dépression et l’incapacité, des indicateurs servant à prédire la hauteur de ce sentiment. « Le sentiment d’injustice est prévalent très tôt après l’accident chez une proportion importante de personnes ayant subi un accident du travail, indique Michael Sullivan. Par ailleurs, la souffrance élevée reliée à la douleur et à la dépression contribue à l’émergence du sentiment d’injustice, tandis que ce dernier nourrit et empire à son tour la souffrance. »
Les principaux ingrédients
Pour obtenir un meilleur aperçu de l’expérience du sentiment d’injustice, les scientifiques ont dans un deuxième temps interviewé les participantes et participants ayant obtenu des scores élevés à l’étape précédente. Trois thèmes dominants ont émergé de ces entretiens : l’invalidation, la souffrance non méritée et le blâme, tous étroitement reliés.
Les expériences d’invalidation vécues auprès d’employeurs, de professionnelles et de professionnels de la santé ainsi que du personnel représentant les assurances ont dominé. « Les personnes ne se sont pas senties soutenues à un degré auquel elles s’attendaient de l’être vu leur blessure, et ont même perçu dans certains cas du déni quant à leur accident du travail », illustre Michael Sullivan. En tant que source centrale du sentiment d’injustice, l’invalidation, ancrée dans la communication interpersonnelle, constitue l’une des cibles d’intervention les plus prometteuses, croit le chercheur. Toutes les personnes impliquées dans la trajectoire de rétablissement pourraient contribuer à réduire la communication invalidante, même s’il s’agit d’un défi non négligeable.
La douleur qui nuit aux activités favorites de la personne, la perte d’indépendance et d’autonomie, de même que le fait de redouter une souffrance éventuellement prolongée ou permanente, avec la perspective de perdre des possibilités futures, nourrissent aussi le sentiment d’injustice. « Une souffrance qu’on estime non méritée est presque automatiquement ressentie comme de l’injustice », précise Michael Sullivan. Cette douleur peut être à la fois physique et psychologique, soit le deuxième thème dominant dans les entrevues.
Quant au blâme, il peut survenir quand quelqu’un cherche la cause d’émotions ou d’événements négatifs. Les personnes interviewées ont fait état de telles expériences, par exemple face à un manque de compréhension ou de reconnaissance, ou encore du déni de leur état. « Dès que la personne considère qu’il y a une source responsable à blâmer, pas forcément pour l’accident, mais plutôt pour les conséquences négatives de cet accident, cela s’attache dans son esprit, explique Michael Sullivan. Cela conduit à une augmentation de sa colère vis-à-vis de la situation. Puis, quand celle-ci prend une place majeure dans la trajectoire du rétablissement, elle devient une nuisance considérable. Elle interfère dans le développement d’une alliance thérapeutique avec les intervenantes et intervenants, et crée des relations adverses avec l’assureur et l’employeur. Une fois sur cette piste, il est très difficile de changer de direction. »
Éviter le plus possible la communication invalidante
De telles découvertes ont conduit les scientifiques sur la piste de recommandations. Ils estiment qu’il serait pertinent de mettre en place des procédures de dépistage précoce du sentiment d’injustice consécutif à un accident du travail, d’autant plus qu’il existe déjà de brefs questionnaires conçus à cet effet.
Les travailleuses et travailleurs blessés qui obtiennent des scores élevés aux mesures du sentiment d’injustice devraient faire l’objet d’un dépistage de la dépression, laquelle ajoute au fardeau de l’invalidité. « Notre étude a fourni des preuves d’une relation bidirectionnelle et potentiellement causale entre dépression et sentiment d’injustice », précise Michael Sullivan.
Dans les premières semaines suivant la blessure, il serait sage d’avoir recours à des stratégies visant à réduire la fréquence des communications invalidantes entre la personne accidentée, les professionnelles et professionnels de la santé ainsi que les représentantes et représentants des assurances. Ces derniers pourraient aussi tenter de repérer les facteurs à la source du sentiment d’injustice chez la victime et amorcer une discussion collaborative pour explorer les voies de résolution potentielle de ce qui crée le sentiment d’injustice. Des modules de formation pourraient être créés dans ce but.
Aux yeux des scientifiques, cette étude établit les bases d’approches d’interventions futures destinées à prévenir et à réduire le sentiment d’injustice chez les personnes blessées au travail. « Consacrer au moins du temps à réfléchir comment dépister le plus précocement possible les personnes aux prises avec un sentiment d’injustice serait un bon investissement de notre temps », conclut Michael Sullivan.
Pour en savoir plus
Rapport de recherche : irsst.info/r-1174